Qui d’entre nous bridgeurs ne s’est trouvé dans la situation intolérable d’avoir perdu un match, qui pourtant se déroulait bien jusque là, à cause d’une seule donne maudite, celle où une manche bien confortable était sur la table, mais où, mû par une pulsion irrésistible, un chelem a été demandé et lamentablement chuté, alors qu’à l’autre table, l’équipe s’était arrêtée à la manche. Pire, on avait annoncé 6♥, chutés, alors que 6SA étaient sur la table. Dans l’autre salle, 4♥ étaient joués, réussis avec une levée de mieux. Dans ce genre d’aventure, 26 imps changent de main (13 de perdus, plus 13 de manque à gagner). On appelle cela un « swing ». Combien de donnes partielles faut-il gagner maintenant pour compenser ce seul jeu perdu ? En 14 ou 16 donnes, c’est une mission presque impossible (en match par 4 : bien entendu, la situation est beaucoup moins catastrophique en match par paires, où le pire qu’il puisse vous arriver est un « zéro », qui ne coûte « que » 3,8% sur les 100% du tournoi)… Dans un petit livre extrêmement complet, Marc Kerlero, professeur agréé par la FFB, journaliste et rédacteur en chef de Bridgerama, propose d’expliquer comment le risque de ce genre de déboire peut être considérablement réduit. Comme l’auteur de ce site, il s’efforce de présenter une pensée logique, évitant les enchères à apprendre « par coeur » – ce serait de toute façon impossible ou surhumain –. Le socle est évidemment, comme toujours, le SEF. Voir Chelems : notions de base.
Plus que jamais, dans la recherche de chelem comme dans toute séquence d’enchère, il importe de savoir qui est le capitaine – le seul qui peut additionner efficacement les points avec une fourchette réduite à 1 ou 2 points –, et qui est le moussaillon – celui qui a le mieux précisé (on dit également « zoné ») sa main –. Le plus souvent, le seul qui peut prendre l’initiative des opérations et décider du contrat final est le capitaine, même si parfois les rôles peuvent s’inverser au cours des enchères. Exemple de faute fréquente : ce n’est pas au moussaillon de poser un Blackwood, mais bien au capitaine (sauf transfert de capitanat).
Les enchères quantitatives sont finalement les plus simples, et d’ailleurs enseignées dès les premières leçons de bridge. Chacun sait qu’avant d’envisager un chelem, il faut s’assurer d’avoir 33HL(D) dans la ligne. Sous cette barre fatidique, n’essayez même pas : avec 32HL, vos chances de chuter sont trop grandes et à la longue, même si vous avez parfois quelque succès, vous serez perdants. Remarquez que si l’on est dans le cadre des SA, avec 33HL (et donc parfois 32H), il est exceptionnel qu’il manque justement 2 As, qui seraient les seuls points de l’adversaire. On ne s’arrête donc pas à la recherche d’As (4SA n’est pas un Blackwood), et on se contente de s’assurer que l’on bien entre 33 et 36HL. Voici la séquence la plus simple : 1SA-6SA (avec ♠RV6 ♥AV2 ♦RDV6 ♣R105, pourquoi tergiverser ?). 6SA est une enchère quantitative. Les enchères quantitatives existent aussi à la couleur, on l’oublie trop souvent ! Par exemple, avec ♠RD54 ♥A4 ♦R53 ♣10862, en Sud, après N 2SA, S 3♣, N 3♠, dites 6♠. Chercher une séquence compliquée est inutile et improductif. Si l’imprécision de la fourchette finale ne permet pas d’être sûr d’atteindre 33HL(D), on fera, avec une main régulière, une enchère quantitative propositionnelle, 4SA – qui n’est pas un Blackwood ! – ou 5 ♥/♠ par exemple.
Les chelems décrits ci-dessus, soit qu’ils soient « certains » (33 à 36 points) ou « espérés » par le capitaine (fourchette incertaine de 31 à 34 points), sont de type « précipités » ou « plantés », c’est-à-dire que les enchères intermédiaires, allègrement sautées, ont été jugées inutiles ou même néfastes (soit sources d’erreurs, soit renseignant par trop les adversaires). Ces enchères rapides, pour être souhaitables, sont en réalité assez rares, surtout à la couleur. Il est souvent très important, au contraire, de se laisser la place pour glaner les renseignements indispensables à la recherche d’un bon chelem. Les enchères lentes, forcing, interrogatives à bas palier, doivent laisser penser au partenaire qu’un chelem est encore possible. Au contraire, dès qu’un des partenaires (souvent le capitaine) sait a contrario qu’un chelem n’est pas envisageable, et dès que le contrat final de manche est connu, celui-ci doit être planté. C’est ainsi que la séquence N 1♠, S 2♣, N 2♠, S 4♠ est décourageante, Sud se montrant, en sautant à 4♠, minimum de son 2 sur 1, alors que N 1♠, S 2♣, N 2♠, S 3♠ doit être considéré comme chelemisant. Ceci n’est qu’un exemple de ce que l’on appelle la « loi de la vitesse acquise », que l’on pourrait résumer ainsi : « Plus la manche est annoncée rapidement, moins il y a de chances qu’un chelem soit possible ».
Tant que les fameux 33HL(D) ne sont pas hors d’atteinte, vous l’avez compris, les enchères doivent continuer, à la fois sans trop augmenter les paliers – loi de la vitesse acquise oblige – et en même temps sans risquer que le partenaire-moussaillon, s’estimant trop faible ou tout simplement « dans le brouillard » ne passe trop tôt, par exemple avant la manche ! C’est le rôle des enchères forcing, inventées par Ely Culbertson justement dans ce but : changements de couleur forcing, 3ème forcing, 4ème forcing, voire SA forcing, etc., qui sont en même temps des enchères interrogatives. Évidemment, à aucun moment, les enchères ne doivent dépasser le niveau dit « de sécurité ».
Dès qu’un des joueurs soupçonne qu’un chelem est atteignable, il devient le capitaine et doit en prévenir aussitôt que possible son partenaire. C’est le rôle de ce que Marc Kerlero appelle l’enchère-déclic. Le principe est très simple – mais parfois source d’incompréhension –. Lorsqu’une couleur finale (ou SA) est connue, qu’on est sûr qu’il y a une manche – mais pas de chelem –, celle-ci doit être annoncée directement. Tout autre enchère est donc par essence, par le fait qu’elle est inattendue, une enchère-déclic de chelem. L’exemple pris plus haut est le plus simple : N 1♠, S 2♣, N 2♠, S 3♠. Pourquoi Sud n’a-t-il pas dit plutôt 4♠, alors qu’il est sûr que le matériel pour la manche est acquis par le 2 sur 1 qui a différé le fit ? Parce qu’il pense que 33HLD pourraient peut-être être atteints, alors explorons le chelem possible. Bien entendu, l’ouvreur Nord minimum peut être décourageant (13-14HLD) en revenant à 4♠, surtout sans contrôle, ou à 3SA (minimum, mauvais atouts). Mais 3♠ de Sud-capitaine n’en reste pas moins une demande de contrôle(s). De même , après la séquence simple S 1♠, N 3♠, une redemande de Sud à 3SA ne peut avoir que l’explication suivante (3SA oblige à jouer au moins la manche, alors que 3♠ n’est pas forcing) : le 3♠ de Nord étant très bien zoné (4 atouts, 11-12HLD), Nord devient moussaillon ; on ne peut pas jouer moins que 4♠ ; au lieu de dire directement 4♠, Sud produit l’enchère-déclic de 3SA (forcing) indiquant son désir d’explorer un chelem ; cette enchère ne peut-être qu’une demande à Nord d’annoncer son premier contrôle, et singulièrement ♣. Donc, tout à l’heure, avec un fit ♠, l’enchère de 3SA du moussaillon était décourageante, cette fois 3SA du capitaine est une enchère-déclic. Voir : L’enchère de 3SA sur fit majeur. Remarque : lorsque l’enchère de 3SA demande de contrôle est disponible, toute autre enchère à la couleur est naturelle, indiquant un bicolore, sorte d’« enchère d’essai de chelem ». Sinon (3SA dépassé, non disponible), cette nouvelle couleur est elle-même une enchère-déclic demande de contrôle.
Le rôle de chacun des joueurs est maintenant de s’assurer que le capitaine peut faire le bilan du matériel nécessaire (voir Les chelems, le matériel (1), Les chelems, le matériel (2)) pour son chelem, ici à la couleur. Lorsqu’il y a un fit 8ème au moins et 32 points d’honneurs, pas de problème. Mais on peut souvent réaliser 12 levées avec beaucoup moins de points d’honneurs : importance des fits 9èmes ou 10èmes, absence de points perdus dans la courte du partenaire, concordance d’honneurs dans les couleurs productrices de levées, etc. L’auteur de ces lignes a pu ainsi annoncer et réussir un chelem avec 21 points d’honneurs dans la ligne, les adversaires ayant enchéri jusqu’au niveau de 4 (avec 19 points). Dès que le capitaine est assuré qu’il possède le minimum de matériel nécessaire (en points, surtout pour les mains régulières, cela doit représenter 33HLD à la couleur au bas mot, mais il y a d’autres critères, le nombre de levées visibles, par exemple), il se tourne vers l’autre question d’importance : l’équipe a les points (en comptant L et D) mais il y a tout de même de nombreux points d’honneurs dehors ; ne va-ton pas perdre d’emblée 2 As ou bien As et Roi de la même couleur dès l’entame ?
C’est ici qu’intervient la notion de contrôle, qui devient essentielle. Dans un premier temps, on s’assure que toutes les couleurs sont contrôlées au moins au deuxième tour. Et pour avoir la place nécessaire pour vérifier ces contrôles, il convient que les enchères ne soient pas montées trop vite. On revient au principe de l’économie d’enchères et à la loi sur la vitesse acquise. Lorsque tous les contrôles sont connus, il faut maintenant s’assurer qu’il ne manque pas deux As. C’est le rôle que joue la convention Blackwood (en général, 4SA) : voir Le Blackwood. Vous l’aurez compris, on ne peut poser le Blackwood que si 3 conditions sont remplies simultanément : 1°) un fit confortable, 2°) le matériel minimum pour le chelem, 3°) la connaissance de tous les contrôles. On doit, une fois de plus, rappeler que le Blackwood ne sert jamais à demander un chelem. Il ne sert qu’à éviter un chelem qui serait voué à l’échec, malgré le fit et les points nécessaires, parce que l’adversaire peut prendre deux levées à l’entame.
Tout ce qui précède ne représente que des notions générales qui doivent rester à l’esprit de tous. Les séquences sont innombrables et les voies proposées pour trouver un bon chelem comportent bien d’autres conventions, gadgets, enchères affirmatives, interrogatives, négatives, encourageantes, décourageantes, etc. Les voies du chelem sont nombreuses et exaltantes, et ce n’est pas le moindre mérite de Marc Kerlero que d’avoir contribué à rendre sa recherche passionnante.
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J’apprécie beaucoup la qualité de vos articles ainsi que votre approche pédagogique du bridge . Un grand merci .
Merci pour ce nouvel article.
Bravo et encore merci pour vos articles et aussi pour l’ensemble de votre site WEB.
Une « mine » fabuleuse.
Patrick
Bonjour Monsieur,
Une question sur le STAYMAN….car il y a des versions différentes selon les joueurs avec des arguments. j’aimerais avoir votre conseil
1) ouverture 1 SA. le répondant a une main de type 4 3 3 3 à honneurs dilués (mais si les honneurs sont dans une majeure 4° ?). Certains ne font jamais de 2T Stayman et veulent jouer toujours SA, d’autres seulement à partir de 12 H (27 H+ dans la ligne, pour viser la manche couleur), d’autres seulement à partir de 16 H (espoir de chelem couleur)
2) Ouverture 2 SA, le répondant a une main de type 4 3 3 3 à honneurs dilués. Même problématique.. pour certains jamais de 3 T Stayman, pour d’autres seulement à partir de 7 H (27 H+ dans la ligne), d’autres à partir de 12 H (espoir de chelem)
merci pour votre réponse
Roger
Cher ami bridgeur,
Votre question est très délicate. On ne fait pas de Stayman avec un 4333, car il y a peu d’espoir de coupe. Cependant, le partenaire ouvreur d’1SA peut posséder un mauvais doubleton (une Dame ou un Valet second, par exemple), qui vous feront regretter le Stayman, surtout s’il y a un fit. C’est pourquoi vous pouvez parfois, si vous avez 3 petites cartes dans une couleur (maximum le 9), ainsi que quelques points concentrés dans votre majeure 4ème (2 honneurs au moins entre l’As et le Valet), faire un Stayman quand même. Mais dans la grande majorité des cas, évitez le Stayman, comme le recommande Michel Lebel (La nouvelle Majeure cinquième). Vos interlocuteurs, n’ayant, pas plus que moi, de recette miracle, ne cherchent qu’à améliorer un système qui ne peut peut-être pas être amélioré !
Bien cordialement,
Olivier CHAILLEY