Il ne sera pas question ici, naturellement, de faire des calculs compliqués, ni même d’aborder le moins du monde cette branche – pourtant passionnante – des mathématiques. Mon approche de cette question sera plutôt du domaine de la philosophie du bridge. Quelques principes simples qui ne demandent ni vraie réflexion ni mémoire peuvent être d’une aide considérable du simple fait qu’ils sont énoncés, entraînant, pour ceux qui n’y auraient pas réfléchi jusque-là, une nouvelle prise de conscience. La compréhension des « problématiques posées », comme on dit aujourd’hui, permet de se débarrasser de tous les problèmes de mémoire qui pourraient encombrer le cerveau du bridgeur moyen. Je confirme ce que j’ai bien souvent proclamé : le bridge ne s’apprend pas, il se comprend. Et notamment, par le biais de quelques (vagues) notions statistiques.
Le principe général est le plus simple et le moins connu ou le moins bien perçu : le déroulement de toute donne de bridge, aux enchères comme à la carte, est totalement soumis à des considérations intégralement statistiques. Ce sont elles qui ont permis d’établir des « règles » de jeu. Pourquoi ouvrir avec 12 points H ? Pourquoi choisir plutôt une impasse double qu’une impasse simple ? Pourquoi ne pas annoncer 6SA avec 32 points dans la ligne, mais l’annoncer avec 33 points ? Tout le bridge peut y passer. Nous nous contenterons de quelques points importants pour les débutants, qui pourront également servir à bien des bons joueurs.
Mais entendons-nous bien, il n’est aucunement besoin de connaître de quelconques statistiques pour jouer au bridge. Le jeu reste une affaire de jugement, de raisonnement et d’astuce, même si quelquefois, avec le choix entre deux lignes de jeu, il vaut mieux choisir celle dont la réussite est la plus probable. Mais nous sommes maintenant dans le domaine des probabilités… Remarque pour ceux qui se passionneraient pour la question : d’excellents sites permettent de retrouver les chiffres exacts et de grands développements sur les statistiques et les probabilités au bridge. Il suffit de taper « bridge et statistiques » sur votre moteur de recherche.
Le problème de la valeur de l’ouverture : Un peu d’histoire nous apprend que jusque dans les années 1970, on n’ouvrait, avec une main régulière, qu’avec 13 points d’honneurs (points H). Pourquoi 13 ? Parce qu’il fallait une bonne chance de posséder la majorité des points dans son camp. Avec 13 points, il en reste 27, répartis dans les trois autres mains, chacun ayant statistiquement 9 points. Le camp de l’ouvreur a donc de bonnes chances de posséder 22 points contre 18 en face. On prend donc le risque d’une ouverture. Les travaux de Jean-René Vernes (toujours lui, voir Loi de Vernes), publiés en 1972, ont montré, après l’étude de 1000 donnes de championnats ouvertes avec soit 13, soit 12 points, que ces dernières n’offraient pas beaucoup plus de danger. On en est donc progressivement arrivé à ouvrir, aujourd’hui, avec 12 points (ou 13HL). Mais ceci n’est plus du tout vrai pour 11 points. Or, on voit de plus en plus de joueurs déroger, et ouvrir avec 11 points (ou 12HL), voire 10 (ou 11 ou 12HL). Ceci constitue une faute de bridge (au moins une faute statistique : voir plus bas les écarts considérables qui peuvent être entraînés par le « vous savez, à un point près… » !).
Le corollaire est que lorsque l’on ouvre avec moins de 12 points d’honneurs (aujourd’hui, on y ajoute les points L, mais en prenant la précaution de n’ouvrir qu’avec 13HL), on fait soit un barrage soit un psychic. Les barrages au niveau de 2 (en majeures) ou de 3 sont bien connus : voir les cours correspondants [Barrage (1), Barrages (2), Barrages (3)]. N’insistons pas. Mais au niveau de 1, une ouverture n’a des chances de perturber l’adversaire que si elle est majeure, et singulièrement pique. En première ou deuxième position, ne connaissant rien de la force de son partenaire, on ne peut en aucun cas déroger aux principes d’ouverture, car le partenaire doit pouvoir compter sur 12H ou 13HL au moins. En troisième position, le partenaire a passé, et le numéro 2 aussi. Sans l’ouverture, en troisième, on est maintenant sûr que l’on n’aura pas de manche (ou rarement), et le seul but est donc de gêner l’adversaire de gauche, le n°4. On peut le faire, mais seulement avec une majeure, et surtout les piques. Les mineures n’ont aucun pouvoir de barrage. D’où le principe, presque absolu : même en troisième ou en 4ème, on n’ouvre pas d’une mineure avec moins de 12H ou 13HL [voir Ouverture à la couleur (1), Ouverture à la couleur 2]. On peut ouvrir en troisième position d’une majeure (5ème au moins) avec 9 à 11H, voire nettement moins (vert contre rouge), en tant qu’enchère de sacrifice (barrage au niveau de 1 dit « intervention anticipée »). Cette possibilité exige que l’on joue la convention Drury, permettant à son partenaire de détecter l’absence d’ouverture (voir Drury).
Conclusion : Ouvrir avec 11 points n’est pas statistiquement une bonne décision (au poker, avec une idée comme celle-là, vous perdriez !).
Le problème de la couleur de l’ouverture : Ici, c’est le simple bon sens, et non les statistiques, qui vont nous guider. Il faut 8 cartes au moins pour faire un bon atout (il n’en reste que 5 au plus chez les autres : 3 atouts de différence). On déclare rarement une manche avec 7 cartes (il n’y a plus qu’un atout de différence…), et ce sera alors contraint et forcé, quand on se rendra compte que SA est voué à l’échec (absence d’arrêt). Il faut donc trouver un fit, qui aura d’autant plus de chances d’exister que la couleur d’ouverture est plus longue. Reprenons un peu d’histoire. L’idée de départ est que chacun des partenaires annonce ses couleurs d’au moins 4 cartes (la moitié des 8 cartes fatidiques), en commençant par la moins chère, et qu’au cours de la succession des annonces on finisse soit par trouver un fit soit par se résoudre à jouer SA. Cette progression est de type « Baron » (voir index-dictionnaire). Cette façon de faire, évidente a priori, s’est révélée consommatrice de paliers, obligeant souvent à jouer un contrat d’un niveau sans rapport avec la force de la ligne. Quelques principes ont donc dû être inventés pour monter moins vite en paliers. Par exemple, avec deux couleurs de longueur égale, on commence par annoncer la plus chère, pour pouvoir ensuite glisser l’autre en-dessous au palier supérieur, permettant ainsi au partenaire de revenir dans la première couleur de façon économique. C’était le système des années 1960 à 1975, dit « la longue d’abord » de Pierre Jaïs et coll. La révolution suivante a été celle de la « majeure cinquième » (Michel Lebel et al.) qui permet de savoir dès le palier de 1 que l’ouvreur possède cinq cartes à cœur ou à pique, l’esprit de la suite des enchères n’étant pas modifié. Un prix à payer : en l’absence de majeure 5ème, on est obligé d’ouvrir en mineure avec souvent trois cartes seulement. Aujourd’hui, avec un jeu moyen, quelques principes et un peu de conventions, on est presque sûr de ne pas dépasser le palier « jouable ».
Conclusion de ce chapitre un peu « hors sujet » : Les enchères ne s’apprennent pas non plus, il convient d’en comprendre le mécanisme. La mémoire est (presque) inutile… Revenons aux statistiques.
Le tableau de décision : C’est grâce à lui que l’on peut déclarer le bon contrat, au bon palier. Ce tableau de décision ou Table de décision (cliquez) est bien évidemment purement statistique, puisque nous ne pouvons en aucun cas savoir si la répartition adverse des atouts va être 3-2 ou 4-1, si une impasse va réussir ou non, etc. Ce tableau ne doit jamais être oublié. Il est facile à apprendre, sachant qu’en gros, comme le rappelait souvent Claude Delmouly (« Le Professeur », 1927-2006), une levée exige 3 points (ou un tout petit peu moins).
1°) A SA : Ce tableau est très bien corrélé avec le résultat final lorsque les mains sont régulières, orientant plutôt le contrat vers SA. 25 points d’honneur permettent de gagner 3SA nettement plus d’une fois sur 2 (60,0%), 24 points moins d’une fois sur 2 (46,9% exactement), 26 points près de 4 fois sur 5 (72,5%), etc., ces chiffres étant en réalité inférieurs, car ils sont calculés pour des champions du monde, ce que d’évidence nous ne sommes pas ! On voit que pour pouvoir choisir son niveau de contrat, il est essentiel de tenter de connaître la somme des points de la ligne à 1 point près ! Lorsqu’il s’agit d’un chelem, la limite inférieure est de 33 points H(L), donnant en gros 2 chances sur 3 de réussite. A 32H(L), les chances sont réduites à moins d’une sur deux, et le chelem doit donc être taxé de mauvais, même si vous le réussissez… Il serait en effet stupide de chuter un chelem alors qu’une manche est sur la table, surtout en match par 4 ! Ceci nous amène maintenant à une évidence (le plus souvent oubliée en club !) : Il est parfaitement inutile de connaître le nombre d’As de la ligne pour chercher un chelem à SA. La seule chose à connaître est la somme des points à un point près si l’on se situe autour du fatidique 33HL (d’ailleurs, avec 33H, il ne peut pas manquer 2 As). C’est là qu’interviennent les enchères quantitatives, où 4SA n’est pas un « Blackwood » mais bien une question au nombre de points…
2°) A la couleur : Le tableau brut, considérant les points d’honneurs, est ici mal corrélé avec le niveau à atteindre à l’atout. On peut dire que plus les mains sont irrégulières, moins bonne est la corrélation. Toutefois, dans le but de pouvoir tout de même utiliser ce tableau à la couleur, on a inventé des points de correction, qui sont affinés depuis quelques années. Autrefois, on utilisait les points S, points de Soutien, mais la corrélation s’est avérée insuffisante. Aujourd’hui, les choses se sont améliorées, avec les points de longueur (L), comptés dès l’ouverture puis en toute circonstance (SA et couleur) et qui s’ajoutent au point H. On rajoute aussi 1 pour un beau 5-5, 2 pour un 6-5, on retire 1 pour un honneur sec dans une couleur non nommée par le partenaire, 1 pour l’absence de cartes intermédiaires, etc… Les points D (distribution : chicanes, singletons, doubletons) sont ajoutés dès que l’on connaît un fit et qu’on veut donc jouer à la couleur. Aujourd’hui, ils sont estimés à 3 pour une chicane, 2 pour un singleton, 1 pour un doubleton, 2 pour le 9ème atout, et 1 pour les atouts supplémentaires à partir du 10ème (voir les articles sur l’évaluation des mains et, pour les débutants, Evaluation (1), Evaluation (2), pour les plus confirmés Evaluation des mains]. On voit qu’il est difficile d’avoir une bonne vision de son jeu par rapport au tableau. Cependant, il n’y a à l’heure actuelle, surtout pour les débutants, aucun meilleur moyen d’évaluer son jeu. Alors, faites-le, en attendant de faire (plus tard) des corrélations d’honneurs, des comptes en levées potentielles, des comptes en gagnantes et en perdantes, etc… Mais pour cela, il faut œuvrer pour arriver au niveau 1ère série…
En conclusion : Le tableau est essentiel, surtout à SA, mais également à la couleur. Il faut 25HL pour annoncer 3SA, 27HLD pour annoncer une manche en majeure, et 30HLD une manche en mineure. Un chelem exige 33HL à SA, 33 ou plutôt 34HLD à la couleur. Ces valeurs sont, comme toujours, purement statistiques, mais constituent raisonnablement des minimas. A retenir : un seul point d’écart augmente ou diminue considérablement les chances de réussite, et il convient donc de faire des enchères les plus rigoureuses possibles, sans sortir des fourchettes indiquées dans les cours. C’est là l’essentiel de mon exposé d’aujourd’hui…
Bien d’autres considérations découlent de ces simples connaissances : pourquoi répondre avec 5 points en 1 sur 1, pourquoi 6 points s’il s’agit de répondre 1SA, pourquoi les enchères limites promettent-elles exactement 11 ou 12 points (ni plus ni moins), pourquoi le bicolore cher commence-t-il à 18HL (et non 17), le bicolore économique à saut à 20HL (et non 19) ? Les réponses à toutes ces questions découlent des notions exposées plus haut, et vous pouvez, en réfléchissant bien, y répondre vous-même. Cependant, pour vous aider, je suis prêt à vous proposer bientôt un nouvel article sur le sujet…
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1) Très bon article, démonstratif, faisant appel à la logique et non à la mémoire .
2) J’ai (assez tard dans ma vie) appris une chose : La gent féminine, jouant parfois très
bien au bridge, est douée de logique !
3) Quel est ce « tableau de décision » dont tu fais état ?
(suis-je le cancre intégral ?)
4) Je ne comprends rien au raisonnement des Shadock.
Merci pour le commentaire élogieux.
La table de décision est mentionnée à de nombreux endroits dans le site, et notamment dans les cours pour débutants. Voir initiation au bridge. Elle est également en général affichée dans les clubs. Enfin, les termes « table de décision » apparaissant en bleu, il s’agit donc d’un lien interne au site sur lequel il suffit de cliquer pour accéder à cette table. Tu n’es pas un cancre au bridge, mais peut-être qu’en informatique… Quant aux Shadoks (sans c, je crois), le principe même de leur raisonnement, c’est qu’il n’y en a pas. Mais bien sûr, pour quelqu’un qui n’a pas la télévision… Autre raisonnement shadok, qui sera bientôt sur le site : « En essayant continuellement, on finit par réussir. Donc, plus ça rate, plus on a des chances que ça marche ».
Dans vos propos liminaires une formule que je ferais bien graver en lettre d’or sur ma cheminée, mais outre que ce n’est plus la mode je pense qu’elle serait beaucoup plus utile dans toutes les écoles de bridge. Cet avertissement, c’est « LE BRIDGE NE S’APPREND PAS, IL SE COMPREND ». Etant moi même un autodidacte du bridge et ayant maintenant la prétention folle de le faire « comprendre » à des débutants ou quasi débutants, c’est bien cette maxime qui s’est imposée dans mon entreprise.
Je suis donc pour ce qui me concerne et pour les autres assoiffés de comprendre le pourquoi des choses. JPF
Bonjour,
Tout d’abord, mes meilleurs vœux de fêtes de fin d’année à vous ainsi qu’à tous les acharnés du bridge!
Votre site m’aide énormément à « comprendre » (Tarrasch, aux échecs, parle de « voir ») le bridge.
A côté de ça, M. Lebel, dans la « La Majeure 5ème _ Nouvelle génération », parle sans cesse des points H et des points D. Il ajoute 1 point D pour une couleur 6ème + 1 point D par carte supplémentaire. Strictement, il ne parle pas de points de longueur, mais en tient compte. Or, le SEF (que vous utilisez) ne parle lui que de points H et de points L.
Les deux systèmes sont je suppose conciliables. Merci pour la ou les idées que vous voudrez avancer à ce sujet, ou la référence à un de vos articles que je n’aurais pas trouvé à ce sujet.
Cher ami bridgeur,
Il y a quelques années, bien après la parution de « La majeure cinquième », l’Université du Bridge a décidé d’adopter le système exposé ici : points HL avant fit, puis points HLD après la découverte d’un fit. Cette logique est excellente et efficace, et a été adoptée ici, puisque par ailleurs, ce site défend le SEF. Pendant ce temps, Michel Lebel a continué, envers et contre tout, avec son ancien système, ne voulant pas, probablement, tout refondre. Ceci dit, si l’on regarde bien, son système est évidemment efficace également, et s’écarte rarement de plus d’un point par rapport à celui du SEF. Il est simplement dommage qu’en France, comme souvent, on n’ait pas su s’uniformiser un peu…
Bien cordialement,
Olivier CHAILLEY
Merci d’avoir rappelé cette base du jeu que sont les stats et qui devrait rester le seul juge de paix des différentes hypothèses ou dictons.
A ce propos, quelle est l’origine exacte de cette fameuse table de décision ?
Nous avons un différents à ce sujet entre joueurs :
– Roudinesco ?
– Vernes ?
– proposition pragmatique agréée et non démentie ?
Et quel est le % de réussite attaché au barême ?
– >=40% ?
– >= 50 % ?
Merci