Pourquoi, dans mon club comme dans tant d’autres sans doute, les enchères ne sont-elles vraiment compétitives qu’aux tables où sont assis des joueurs de 1ère série ou de 2ème série majeure ? La raison est triviale : pendant de très nombreuses années, jusque vers les années 1990-2000, l’enseignement ne portait que sur les enchères dites « dans le silence adverse ». Les « jeunes » joueurs apprenaient parfaitement le système, en général « la majeure cinquième, meilleure mineure » et ne savaient pas comment gérer la moindre intervention adverse. Et dans le même temps, comment intervenir soi-même, et dans quel but, lorsqu’on n’a pas la technique pour le faire ? Depuis une vingtaine d’années maintenant, l’Université du Bridge de la Fédération Française de Bridge enseigne les enchères compétitives dès la deuxième année de bridge, et ceci me paraît représenter un bond en avant extraordinaire. Peut-être les cerveaux des bridgeurs peu aguerris sont-ils légèrement plus encombrés que par le simple « silence adverse », mais quel plaisir de pouvoir s’immiscer dans la conversation (les enchères) dès les premières parties de bridge.
Pourquoi, alors que l’équipe est manifestement minoritaire en points, vouloir se mêler des enchères, alors qu’on risque une pénalité (contre) parfois lourde ? Il fut un temps où l’idée même de barrage était considérée comme n’étant pas fair-play, notamment, comme on s’en doute, de l’autre côté de la Manche. Cependant, les règles du « bridge-contrat », celui que nous jouons, et surtout le système de marque imaginé en 1925 par Mike Vanderbilt (1884-1970) ont été justement inventés pour permettre à la défense des sacrifices avantageux. En 1966, Jean-René Vernes (1914-2012) publia un livre essentiel sur les enchères compétitives. Sa Loi des levées totales est d’une importance considérable et reste à la base de tout le système de défense.
La question essentielle qui doit rester dans l’esprit du bridgeur tout au long des enchères est : « Combien risque de me coûter mon intervention, en comparaison du gain espéré par les adversaires ? ». Cette question est bien sûr étendue aux deux partenaires qui se défendent, car au bridge, on ne joue jamais avec son seul jeu, et la main que l’on imagine en face est toujours à combiner avec la sienne propre. La réponse à la question – pourquoi intervenir ? – est justement dans le rapport coût/bénéfice, qui peut être calculé dès les enchères en pensant en permanence aux points de marque : l’adversaire va jouer 2♠, ce qui va lui rapporter 110 points (en tournoi). Ne pourrais-je pas jouer 3♣ pour un de chute (contré, non vulnérable = 100) ? Il n’y a aucun avantage à le faire en match par quatre, car le score serait équivalent, mais en match par paires, lutter contre 110 peut être décisif et rapporter un « top ». Contre un contrat de 4♥, n’avons-nous pas intérêt, à vulnérabilité égale, à dire 4♠, pour un résultat de moins trois, non vulnérable contre vulnérable (500 pour les adversaires au lieu de 620) ?
Aujourd’hui, il me semble que, loin des questions qui viennent d’être soulevées, les enchères adverses entendues dans les clubs ont le plus souvent pour objet de gagner soi-même un contrat – 4♠ contre 4♥, par exemple – sans que soit mise en avant l’idée de sacrifice. La réaction courante : « Excusez-moi, partenaire, j’ai annoncé 4♠ pensant gagner, mais j’ai chuté ». La seule question pertinente serait pourtant : « Les adversaires gagnaient-ils 4♥ ? ». C’est cette notion de sacrifice qui sous-tend toute la réflexion du présent article. Il ne s’agit pas ici de gagner un contrat. Au bridge, on cherche évidemment à gagner le plus de points possibles, mais on cherche aussi à empêcher les adversaires de marquer les leurs. Si une chute dans votre camp rapporte moins aux adversaires que leur propre contrat, vous êtes gagnants !
A la lecture de ce qui précède, vous voyez que l’on ne peut jamais estimer le bon niveau de risque sans garder la marque dans la tête. Bien entendu, tous vos raisonnements doivent tenir compte du fait que vous serez contrés. D’ailleurs jouer 5♥ pour empêcher les adversaires de gagner 4♠ n’aurait aucun intérêt si vous n’étiez pas contrés. Avec vos 9 cartes à ♥, et vos 13 points H dans la ligne, vous pourriez vous permettre, à vulnérabilité égale et rouges, 6 de chute (600 contre 620) ; verts, 8 de chute (400 contre 420), et verts contre rouges 12 de chute (600 contre 620) ! Ce ne serait même pas la peine de jouer, car vous marqueriez de toute façon un top plein. Et vous auriez intérêt à surenchérir systématiquement sur tout contrat de manche ! Heureusement, le contre est justement là pour freiner ces enchères trop destructrices.
Voici un tableau récapitulatif des chutes que vous pouvez envisager contre une manche, compte tenu des vulnérabilités respectives, et du fait que vous serez évidemment contrés :
Quand faut-il envisager d’intervenir ? En match par paires, très souvent contre un score partiel au niveau de deux. Pourquoi ? Parce que si les adversaires s’arrêtent au niveau de deux, c’est qu’ils n’ont pas les points de manche. On est donc dans la configuration 21 à 23 points H contre 17 à 19 dans notre camp. Avec un fit 8ème, il faut se battre. Rappel : si les adversaires ont un fit 8ème, vous avez presque obligatoirement 8 cartes dans une couleur (sauf partage 7-7-7 de vos 21 cartes restantes), et s’ils ont un fit 9ème, vous avez mathématiquement un fit 8ème au moins (il vous reste 22 cartes, dans votre camp, dans les trois autres couleurs). L’intervention, le plus souvent en réveil (vrai ou anticipé), vous permettra soit de jouer en sacrifice – et en plus, vous serez rarement contrés –, soit de « pousser » les adversaires au niveau de 3. Au son des enchères, vous pouvez intervenir, même si vous n’avez pas parlé jusque-là, avec une horrible couleur 5ème ou même parfois une couleur 4ème (ayant compris que votre partenaire possède au moins 4 cartes dans la couleur) et 7 ou 8 points d’honneurs. Votre partenaire a fatalement le complément !
Les enchères au niveau de 3 ou de la manche sont un peu différentes et dépendent étroitement de la Loi des levées totales de Vernes, sous sa forme simplifiée de Loi des atouts (voir le cours : Enchères compétitives). Il faut enchérir jusqu’au niveau permis par le nombre d’atouts dans la ligne : au niveau de 3 avec 9 atouts, 4 avec 10 atouts. Vert contre rouge, vous pouvez encore pousser d’un niveau votre défense. 15 points d’honneurs dans la ligne suffisent pour enchérir sans arrière-pensée, même à vulnérabilité égale. On pourrait être un peu plus prudent rouge contre vert.
A propos de la Loi de Vernes, si utile dans les enchères compétitives, il convient de rappeler qu’il est fondamental (souvent rappelé par Michel Bessis) de ne pas tromper le partenaire sur sa longueur d’atouts. Une ouverture de barrage s’ouvre de 2 avec 6 cartes, 3 avec 7 cartes, 4 avec 8 cartes. Il ne peut en être autrement. N’ouvrez jamais de 2 une main comportant 7 cartes sous prétexte que vous êtes trop faible, par exemple : passez d’abord, vous interviendrez plus tard. Sans cette discipline, votre partenaire ne pourra jamais additionner ses atouts aux vôtres pour connaître le niveau à atteindre, donné par la Loi des atouts. Ceci explique aussi pourquoi l’auteur d’un barrage ne reparle jamais (sauf enchère forcing de son partenaire). En effet, le seul à connaître la longueur totale des atouts est son partenaire, seul autorisé donc à « prolonger le barrage ». Même si vous êtes maximum de votre barrage, ne reparlez pas ! Les points ne comptent pas, seul compte le nombre d’atouts. Voir Barrages (1), Barrages (2), Barrages (3).
Comment intervenir ? Voir les articles des 21 et 25 mars derniers, qui portaient sur cette question. Les objectifs rappelés dans ces articles : Trouver un contrat dans son camp, gêner les enchères adverses, donner une bonne entame à son partenaire. Aujourd’hui, mon objectif est de vous « ôter la peur d’intervenir ».
Au jeu de la carte, lorsque vos enchères sont terminées, et que vous voyez après l’entame le mort s’étaler, votre plan de jeu doit toujours être précédé de la question : les adversaires gagnaient-ils leur contrat ? La réponse à cette question est souvent possible dès le départ.
Si vous pensez que les adversaires chutaient, et que vous avez donc annoncé « un peu fort », vous devez évidemment tout faire pour gagner votre propre contrat, sans quoi vous aboutissez à une « crème renversée », et ils marqueront dans leur colonne alors que les laisser jouer vous eût permis de marquer dans la vôtre.
Si au contraire, vous voyez qu’ils gagnaient, votre objectif n’est plus de gagner, mais de réaliser assez de levées pour que votre chute ne dépasse pas leurs gains potentiels. L’objectif, jouant 4♠ contre 4♥ qui auraient été gagnés par les adversaires, n’est pas de gagner 10 levées, objectif dans le silence adverse, mais, verts contre rouges, de gagner 7 levées. Vous serez gagnants, en match par paires, contre tous ceux qui auront joué 4♥. Toute levée supplémentaire, par rapport à ces 7 levées, sera d’un grand bénéfice en match par 4, et probablement aussi en match par paires. Rouges contre verts (eh, oui ! on peut aussi défendre rouges contre verts), il faudrait bien sûr réaliser 9 levées.
En conclusion : Au bridge, n’ayez pas peur de ne pas faire votre contrat si vous êtes en enchères compétitives. Ce n’est grave que si les adversaires ne gagnaient pas le leur. Et inversement, n’oubliez pas de contrer, de votre côté, si on vous « enlève » un contrat que vous espériez bien gagner. En match par paires, dans ce dernier cas, contrez même les contrats partiels au niveau de 3 (il faut que vous marquiez au moins 200 pour espérer dépasser les 110 points que vous auriez marqués en jouant le contrat vous-même). En match par 4, n’oubliez pas que si vous ne faites pas chuter, vous faites cadeau en contrant d’une manche illégitime à vos adversaires. Alors soyez très prudents, ne contrez un contrat partiel que si vous êtes absolument certains de faire chuter.
Pour en savoir plus : Notions compétitives (1), Notions compétitives (2).
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Bonjour ! Mon adversaire ouvre, mon partenaire le n°2 intervient, le n°3 passe. Moi, n° 4, je dois répondre au n°2. J’ai bien compris que l’on est en enchères compétitives dès lors que le n°2 intervient et que le n°3 parle ; mais dans le cas présent, puisqu’il se tait, est-on entré en enchères compétitives ?
Les enchères deviennent « compétitives » dès lors qu’un adversaire a produit une enchère autre que « passe ». Le fait que le n°3 passe n’y change rien. En effet, l’intervention est de nature différente d’une ouverture : elle peut se faire avec 9HL. De plus, le passe du n°3 n’a rien de définitif. Il est peut-être en train d’attendre la suite… Donc, vous vous trouvez être définitivement dans le camp de la « défense », même si le camp de l’ouvreur se tait jusqu’au bout des enchères. Le camp de la défense peut parfaitement finir avec un contrat en « attaque » (c’est-à-dire qu’il compte gagner) et annoncer une manche et même un chelem, il n’en reste pas moins le « camp de la défense », pour des raisons de commodités descriptives, jusqu’à la dernière enchère.
Bien compris – merci
J’ouvre de 2K forcing de manche. Mon partenaire me répond 2C (pas d’as). Pas de chance, c’est une manche à C que je veux jouer et donc c’est ma main qui sera sur la table. Existe-t’il une astuce (du type Texas sur 1SA ) pour pallier cet inconvénient ? Merci.
Malheureusement, il n’existe aucun moyen d’échapper. Votre main sera bien au mort. C’est un des inconvénients (en réalité minime, car chacun sait que vous avez la grosse majorité des points) de l’ouverture de 2K et de la réponse de 2C, dans le système français. Et il faut bien choisir un système…